vendredi 5 juillet 2013

La Firme : version ingénierie, Québec 2013

L'ÉDUCATION ET L'INSTRUCTION SUPÉRIEURES NE SUFFISENT PAS À ÉTABLIR L'INTÉGRITÉ DES PERSONNES. 

Je repense à La Firme, ce film de fiction primé de 1993, réalisé par Sydney Pollack, mettant en vedette Tom Cruise,  Jeanne Tripplehorn et Gene Hackman. Une firme d'avocats véreux de Boston pratiquait la surfacturation. Mais tous étaient de «bonnes personnes» avec des valeurs et un serment professionnel. C'était «comme cela que ça se passait» dans la grande famille des associés. Évidemment, les associés n'étaient pas tous au courant de la fraude. Mais ils avaient le choix d'ouvrir les yeux ou de les fermer et de profiter du système, ce que la plupart finissaient par faire.

Dans notre réalité de ce côté-ci de la frontière, les premiers indices d'une tendance préoccupante en ingénierie sont apparus quand les coûts des travaux, comparés avec d'autres projets au Canada ou aux frontières Québec | USA, ont commencé à être médiatisés. Même monnaie commune avec le reste du Canada, même culture élargie avec les USA, conditions climatiques équivalentes entre certaines régions (normes de construction routière, semblables, voire qualité supérieure dans l'état du Maine), mais avec des coûts plus élevés au Québec, selon une tendance forte. Et voilà que tout récemment, deux déclarations médiatisées m'ont fortement agacé. C'est dans le contexte des premières conséquences perceptibles pour les firmes impliquées dans la fraude, des enquêtes de l'Opération marteau, de la nouvelle législation et de la Commission Charbonneau.


Impacts importants

Il convient de rappeler que les pratiques avérées frauduleuses atteignent tous les Québécois, par la surfacturation résultante des projets de construction publique. Chaque dollar détourné est un dollar qui n'est pas investi ailleurs, dans des secteurs qui en auraient bien besoin, ou sinon, un dollar qui est emprunté et placé dans la colonne de la dette, avec intérêts. Dans certains cas même, cela atteint jusqu'à la sécurité du public (ex. des viaducs hors-normes qui se sont écroulés). Pire encore, lorsqu'il y a une telle corruption (établie en système depuis des années !) dans un secteur d'activité contractuel, il est presque certain qu'il y en a ailleurs. Mais tout récemment, deux déclarations médiatisées m'ont fortement agacé

Le serment professionnel, tiré du film La Firme,
avec Tom Cruise, 1993.
La première déclaration, provenait d'un représentant de l'Ordre des ingénieurs du Québec qui s'exprime régulièrement sur les ondes d'une radio privée de Québec depuis quelque temps. Ce dernier disait que la fraude mettant en relation des ingénieurs avec le marché public de la construction, n'est pas un problème spécifique aux ingénieurs, mais un problème plus large; touchant l'ensemble la société québécoise. Pourrait-il au moins avouer que ni l'instruction, ni l'éducation, ni les codes d'éthique professionnels, contrairement à la croyance répandue, ne suffisent à établir l'intégrité d'une personne. Tous ces professionnels, dont des hauts-dirigeants des villes, des firmes de génie-conseil et des entrepreneurs, savent ce qu'est l'éthique; le problème n'est pas là. On a déjà vu neiger.

La deuxième déclaration médiatisée, émanait de travailleurs «100% honnêtes» du milieu réclamant une intervention du gouvernement pour maintenir l'accès aux contrats publics, pour des firmes reconnues coupables de cette fraude; fraude établie en système, tout de même. L'argument : derrière ces firmes, ce sont des centaines d'emplois, disait-on. Il n'y aurait que quelques corrompus dans le lot. Étrange alors que les coûts soient de façon générale plus élevés au Québec si on compare avec des régions équivalentes. Un ou deux corrompus par firme ne peuvent pas ériger un système. Je ne suis pas ingénieur, mais il me semble...

Et les témoins de la Commission Charbonneau se comptent par dizaines, pour confesser que «c'est comme cela que ça fonctionnait»; incluant les prête-noms, donc la complicité de plusieurs employés «honnêtes» de «La firme», pour soutenir certains partis municipaux. Ces employés «honnêtes» étaient compensés, par exemple, par des remboursements de frais de déplacements et autres du genre, cela donnant aussi accès à des crédits d'impôts.

Le piège : interventionnisme de l'État québécois

Des firmes ont eu des avantages. Pourrait-on au moins s'attendre à une récupération des sommes indues facturées aux contribuables québécois via les impôts et taxes diverses, ou même les intérêts sur les emprunts pour les infrastructures? D'autre part, là où l'État intervient ou tolère les ententes, la situation crée souvent de nouveaux problèmes. En agissant trop rapidement, le Québec peut empêcher des firmes ou entrepreneurs fautifs de se réformer.

Autre consolation pour les coupables : une twist a été trouvée et annoncée. Les restrictions de la loi envers les firmes enquêtées si elles sont reconnues coupables de collusion ne s'appliqueront pas aux filiales de celles-ci. Autrement dit : pas de problème, car une dénomination ou un groupe conseil des «ligues majeures», constituent une association de filiales ou bureaux associés et spécialisés. En réalité, SNC-Lavalin, DESSAU ou ROCHE, ce sont des regroupements de firmes (ex. génie civil, génie environnemental, génie maritime, génie électrique, urbanisme, etc.). Ce sont des entreprises dans l'entreprise. Sinon, une filiale, ça peut se créer rapidement, si on prend de bons avocats d'affaires.

La tolérance des ententes de collusion dans les petits marchés (laisser les entreprises bloquer la libre compétition) entraîne une hausse des coûts

Cela a été constaté aux Pays-Bas (le Québec semble souvent un pays bas ;-) selon les études économiques de l'OCDE , avec une tolérance de la coopération du marché, notamment dans les petits marchés pour les «produits périssables standardisés» comme l'asphalte et le béton.

«Aux Pays-Bas, les règles interdisant la négociation des offres simplifiaient grandement la collusion et il semble que les responsables des marchés publics aient toléré et soutenu les dispositifs mis en place par les industriels et qu’ils aient aussi découragé l’entrée d’entreprises extérieures, y compris celles d’autres régions des Pays-Bas. La concurrence étrangère était exclue grâce à une coopération active, prenant parfois la forme d’une répartition réciproque du marché et de menaces de boycott. Les entreprises se regroupaient parfois, non pas parce qu’elles étaient trop petites pour pouvoir prendre en charge un projet, mais pour apurer entre elles les comptes se rapportant à leur entente. La tradition ancienne de coopération dans le secteur de la construction a persisté malgré la nouvelle loi sur la concurrence, même après que la NMa eut refusé des demandes d’exemption et rendu public un programme anti-ententes dans ce secteur.» (1)

Ceci a eu cours même après la nouvelle loi sur la concurrence. Dans ce secteur d'activités étudié et documenté pour les Pays-Bas, «on estime que les ententes dans la construction majorent les prix de 8 à 9 pourcent environ» (2). Autrement dit, les ententes locales visant à protéger des territoires, au lieu de garantir des prix moins élevés, ont eu l'effet inverse pou les matériaux périssables comme le béton et l'asphalte. Ceci est sans compter la surfacturation associée dans notre contexte québécois, aux dons à certains partis politiques des villes (mises au jour par la Commission Charbonneau). 


La menace de pertes d'emplois

J'ai les yeux secs. Je n'ai pas pleuré en entendant des employés sortir dans les médias. Je ne suis pas d'accord avec l'alerte alarmiste récente, concernant la supposée disparition des emplois en génie au Québec. On disait en gros que pour quelques rares fraudeurs (à les entendre on penserait un ou deux), des centaines d'employés risquaient leur emploi. La menace est partiellement plausible, mais par contre, elle ne tient pas la route quant à la durée. 

Cela arrivera temporairement, peut-être, mais c'est une épuration normale dans le contexte d'un changement majeur de «procédés». Une fois reconnue la corruption établie en système pour ne pas dire institutionnalisée et que l'instruction supérieure ne suffit pas à établir une base morale solide, il reste que le Québec municipal et le Ministère des Transports du Québec auront encore besoin d'ingénieurs de firmes privées, en raison des nombreux contrats publics. Donc les éventuels emplois perdus seront inévitablement récupérés et recréés. C'est un peu comme cette ancienne maxime: «Le roi est mort. Vive le roi!». Si une éventuelle firme virale se trouve mise en quarantaine, par l'État, le temps qu'elle fasse son petit ménage, une autre doit obligatoirement faire le travail avec du personnel qualifié.

On envisageait dans la sortie médiatisée, qu'il faudrait en tel cas, faire affaire avec des firmes étrangères. Mais j'y pense, cela se fait partout dans le monde. Cette aspect exportable de la compétence fait régulièrement la fierté du Québec. Donc, ce ne serait pas la fin du monde si un peu plus de firmes étrangères obtenaient des contrats au Québec.

D'autre part, des firmes par exemple américaines, qui exerceraient au Québec auraient un urgent besoin d'ingénieurs et de technologues du Québec, capables de parler et d'écrire en français et d'être immédiatement productifs avec les normes du Québec et du Canada, les matériaux et techniques en usage ici, etc.

Les entreprises ont des cycles de vie aussi

Autrement dit, des employés spécialisés et compétents avec expérience pourraient vivre une période d'instabilité temporaire. Mais dans les libres marchés, ce genre de cycles de vie des entreprises fait partie d'une épuration normale. Lorsque la demande est là (ici pour le retour à pratiques intègres au juste prix) mais qu'une entreprise s'est montrée inapte à répondre à un besoin malgré les alertes médiatisées répétées et les appels répétés pour une commission d'enquête en construction, elle peut encore se transformer en fonction d'une nouvelle réalité; ici la nécessitée incontournable de mettre fin à la corruption. Elle doit s'auto-épurer quelque temps. Mais si une entreprise qui se veut de pointe a persisté ces dernières années, jusqu'en 2013, à diriger à la manière des 40 dernières années, elle mérite de s'éteindre, ou de subir une «chirurgie majeure» ou d'être remplacée par une autre. Autrement dit, «La firme» doit prouver qu'elle a pris les actions nécessaires, limogé les responsables, et «ain-scie» de suite.

La tentation interventionniste encouragerait le retour au statut-quo

L'État québécois doit résister à la tentation de la larme au coin de l'œil et des sauvetages artificiels. Il ne faut pas oublier que les centaines d'employés non identifiés qui participaient volontairement au système de prête-nom compensé par des frais déductibles d'impôt (impact collatéral de ce genre de fraude) ne sont pas tous plus blancs que neige. La perte d'un emploi pour deux ou trois mois ne sera pas la fin du monde, si cela arrive. Pensez-y. Quand vous "prêtez" votre nom à une fraude, vous "confiez" votre réputation. Si l'on répond: «c'était comme cela, nous n'avions pas le choix», alors vous reconnaissez avoir été consciemment complices d'une corruption institutionnalisée. Ils peuvent se trouver chanceux de ne pas hériter d'un dossier criminel pour fraude, et de possiblement s'en tirer avec uniquement quelques mois d'incertitude, ou pour certains une mise à pied temporaire, le temps que la «nature» du milieu du génie québécois, se refasse un nouvel équilibre.

Dormez tranquilles

Car tant que le besoin est là, il y aura des projets, donc aussi un besoin pour des ingénieurs et des technologues. Et ceux-ci devront connaître le français et les normes et matériaux d'ici. Le risque le plus grand à mon sens, serait probablement pour les travailleurs plus près de la retraite, en raison de l'âge et du niveau atteint (senior avec salaire et conditions les plus avantageuses). C'est là qu'il faudrait probablement être plus attentif et peut-être mettre des conditions préventives, le temps d'un retour à l'équilibre. Car une firme qui embauche, sera logiquement tentée par le personnel qui coûte moins cher, mais avec expérience, donc logiquement des technologues et professionnels de niveau intermédiaires. Mais ça, on ne peut pas le savoir, tant qu'on ne vit pas les conséquences réelles sur le terrain, suivant les enquêtes et restrictions légales.

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1.  Tweede Kamer der Staten-Generaal (2002), cité dans Études économiques de L'OCDE : Pays-Bas 2004. Vol. 2004/9 juillet 2004, Encadré 5.2. Les ententes dans la construction, p. 154
Autre version numérique :
http://www.cairn.info/revue-etudes-economiques-de-l-ocde-2004-9-page-139.htm

2.  Même référence.